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Le jour où je suis né, j’avais une gouge dans la main gauche.
Une gouge en V à manche arrondi, reposant dans la paume de la main.
J’ai humé l’odeur du linoléum.
Un revêtement de liège, colle et huile de lin mêlés enduits sur un support de toile de jute.
Ma bouche avide a goûté l’encre noire et grasse, l’encre d’imprimerie.
Mes mains aimantes ont caressé le papier Balkis de Lana.
Papeterie Lana à Docelles dans les Vosges, ruisseau et moulin.
Je voulais tout savoir sur le procédé de la gravure, comment faire naître une estampe.
D’abord, vous ne faites rien, vous restez songeur et recueilli, vous regardez.
Vous regardez quoi ? Le cul de votre voisin ?
Non, vous regardez faire le maître.
Le mien s’appelle Jean Vodaine, il habite à Baslieux en Lorraine, un haut lieu pour la poésie et les arts.
Jean était l’ami de Gaston Chaissac, il avait publié de lui , La leçon de gravure.
Ce petit livre est épuisé depuis longtemps, comme les petits agglos de mots périmés de mon ami Jean.
Ce livre d’ailleurs, quelqu’un me l’a volé, mais vole-t-on un livre ?
Ah oui ? vous vouliez savoir comment on obtient une estampe ?
« Il faut tout d’abord balayer l’atelier, que tout soit propre, déloger le moindre grain de poussière. »
C’est Jean qui parle.
Vous savez la technique est facile.
Procurez-vous un morceau de linoléum. La bonne épaisseur pour l’imprimer sur la vieille Edeilberg c’est 3,2 millimètres. On l’appelle la hauteur typographique.
Une fois le linoléum en main, bien à plat sur votre support en bois pour ne pas abîmer la table, vous le laissez se reposer.
Prenez une feuille de papier à dessin et à dessein dessiner votre croquis, laissez chanter votre imaginaire.
Le dessin accompli, reportez-le sur votre linoléum.
Empoignez votre gouge, le bois dans la paume, l’index sur l’acier qui courra sur la matière.
La main qui ne grave pas est toujours placée près de votre estomac.
Cette main, se tient en deçà de la main qui grave gaiement.
Vous avez le droit à l’erreur pour ce qui est de la réalisation, mais pas celui de vous blesser.
Lorsque la gravure est achevée, vous balayez l’atelier.
Ensuite vous préparez votre encrage.
Avec la spatule, vous étalez votre encre sur le marbre et vous l’allongez.
A l’aide du rouleau encreur vous l’étirez, vous la lissez, elle chauffe et s’assouplit.
Ecoutez ! elle chante.
Son aspect doit avoir celui de la mandarine.
Observez sa couleur, si elle est noire ajoutez soit une pointe de rouge soit une pointe de bleu. Vous avez le choix de la profondeur, le choix entre le chaud et le froid.
Appliquez le rouleur encreur sur le linoléum en passant dans tous les sens.
Votre papier pèse 160gr au mètre carré.
Vous passez une éponge mouillé sur le dos de celui-ci.
Ainsi vous allez détendre les fibres du papier et vous éviterez les cassures.
Comme l’eau est un répulsif du gras, l’encre noire, ou de toute autre couleur ! ne traversera pas la trame.
Vous saisissez la feuille immaculée et vous la centrez sur la gravure.
En vous aidant du baren, ce morceau de cuir en forme de boule, vous imprimez.
Une cuillère à soupe fait aussi l’affaire.
Mouvements lents et circulaires, vous prenez votre temps.
Voici le gaufrage qui apparaît, larges aplats et fines ciselures, selon le travail que vous avez effectué.
L’instant magique approche.
Vous avez dans le fond de votre poche un rêve.
Le jour où vous sentez bouillir votre sang pour qu’il se mêle à l’encre, vous abstraire.
Vous réduire jusqu’à l’infime pour laisser la place.
Vous laissez glisser votre main sur le dos de la feuille humide.
Elle part en reconnaissance.
Vous respirez les méplats, les creux, le gaufrage, l’odeur blanche de l’estampe.
Alors là, pas un mot.
Un geste précis et propre, aucune agitation alentour.
Votre corps se tend et se tait.
Vous venez de naître.
Juste le regard qui brille, naïf comme le blanc de l’œil.
Copyright : Jack Guerrier